Ossip MANDELSTAM

Ossip MANDELSTAM



Ossip Mandeslstam est né à Varsovie le 3 janvier 1891, dans une famille juive peu pratiquante, originaire de Lituanie. Son père est négociant en cuirs et en peaux. Sa mère enseigne le piano. Il étudie à Saint-Pétersbourg (1900-1907), puis, d’octobre 1907 à mai 1908, à Paris,  à la Sorbonne, où il suit les cours d’Henri Bergson. Ne pouvant rentrer à l'université de Saint-Pétersbourg en raison des quotas limitant les inscriptions des étudiants juifs, il part étudier en Allemagne la littérature française et l’histoire de l’art, à l’université de Heidelberg, jusqu ‘en 1910. De 1911 à 1917, il étudie la philosophie à l’université de Saint-Pétersbourg où il a pu s’inscrire après s’être fait baptiser, en 1911.

Ses premiers poèmes paraissent en 1910 dans la revue Apollon, où il fait la rencontre de Nicolas Goumilev et de son épouse Anna Akhmatova, avec lesquels il fonde la Guilde des poètes (1912), où naît la doctrine acméiste, dont Mandelstam expose les principes dans son manifeste Le matin de l’acméisme (1914) : « La poésie est une charrue qui laboure le temps et fait apparaître à la surface ses couches les plus profondes ». En réaction contre le symbolisme, alors dominant dans la poésie russe, l’acméisme prône un retour à la réalité, assimile le poète à un artisan et la création artistique à une construction, plutôt qu’à une représentation du réel. Le mot est choisi moins pour la réalité qu’il est supposé signifier, que pour son pouvoir évocateur. L’acméisme prône un retour au monde, à la représentation concrète des choses et dans le domaine de la forme, la sobriété, l’harmonie.

Les acméistes revendiquent l’utilisation d’un langage simple et concret pour porter à son apogée la dimension poétique du quotidien. Ils critiquent l’occultisme et l’aspect religieux du symbolisme. Le poète acméiste veut poser un regard neuf sur le monde et exige plus de rigueur. L’acméiste est un mouvement concurrent du futurisme de David Bourliouk, Vassili Kamenski,Velimir Khlebnikov,  Alexeï Kroutchenykh, Vladimir Maïakovsk ou Boris Pasternak. Comme de l’imaginisme d’Anatoli Marienhof, Vadim Cherchenevitch et Sergueï Essénine.

Mandelstam publie La Pierre, en 1913, poèmes qui lui assurent d’emblée la notoriété : Ce jour est comme une césure, grand ouvert. – Dès le matin le calme et de rudes lenteurs. – Et les bœufs sont au pré, on est trop alangui – Pour tirer d’un roseau le trésor d’une note pleine. Le poète suggère à la perfection, la tonalité, l’ambiance, les caractéristiques de son époque et de ses styles : Prends dans ta main le monde comme une simple pomme. De janvier à juin 1916, Mandelstam fait la rencontre de la poète Marina Tsvetaïeva (qui est mariée depuis cinq ans à Sergueï Efron, ex-russe Blanc passé au service du NKVD, qui sera fusillé le 16 octobre 1941, deux mois après le suicide de Marina) avec laquelle il noue une liaison.

Hostile à la révolution d’Octobre 1917, Mandelstam se réfugie à Kiev, entre 1919 et 1920, où il rencontre Nadejda Kazine (1889-1980) qui devient sa femme. On le retrouve en Crimée et en Géorgie. « Le pauvre Mandelstam qui ne boit que de l’eau bouillie et qui change de trottoir dès qu’il approche d’un poste de police, est le seul à avoir compris la dimension pathétique des événements », écrit Ilya Ehrenbourg. Tristia, son second livre de poèmes, paraît en 1922. Sur un ton élégiaque, le poète adresse un adieu au monde qu’il a connu et aimé dans sa jeunesse, tout en dressant les méfaits de la jeune révolution à laquelle il oppose les valeurs du christianisme : O cet air soûlé de révolte – Sur la place noire du Kremlin ! – Les mutins secouent la branlante assemblée, - Les peupliers embaument d’inquiétude. – Le visage de cire des cathédrales, - L’épaisse forêt des clochers. – On dirait que se cache dans les chevrons de pierre – Un brigand à la langue coupée.

Anna Akhmatova et Ossip Mandelstam, les acméistes les plus célèbres, seront réduits au silence, vivants de traductions et d’aides accordées par des amis. L’effervescence intellectuelle et artistique de la révolution s’achève avec la mort de Lénine en 1924 et l’ascension de Staline. Une période noire commence. Alexandre Blok sombre dans la dépression et meurt en 1921. Nikolaï Goumilev n’ayant jamais dissimulé son hostilité au communisme et son penchant réactionnaire, est arrêté par la Tcheka pour « complot monarchiste » et fusillé en août 1921. Sergueï Essenine se suicide en 1925. Vladimir Maïakovski met fin à ses jours en 1930.

Quant aux poètes de l’Oberiou, héritiers du futurisme et lointain cousin du dadaïsme, leur gauchisme futuriste ne les sauvera pas, bien au contraire : Vvedenski, Harms et Oleïnikov mourront en détention. Sergueï Tretiakov, qui fut l’un des principaux animateurs du futurisme russe, puis du LEF avec Vladimir Maïakovski est fusillé lors purges de 1937. Trois ans plus tard, c’est au tour de Vsevolod Meyerhold, le plus grand metteur en scène russe et directeur du Théâtre de la Révolution, qui est arrêté le lendemain du jour où il a prononcé un discours jugé trop critique sur la liberté de création de l’artiste lors du congrès pansoviétique des metteurs en scène de théâtre : « … Là où se trouvaient les plus beaux théâtres du monde, règne aujourd’hui, grâce à vous, une morosité respectable, médiocre, à la platitude troublante et accablante. Est-ce à cela que vous aspirez ? » Les autorités attendaient une autocritique, Meyerhold, qui n’était pas seulement un génie, mais aussi et surtout un homme courageux et intègre, a au contraire enfoncé le clou de la révolte et de la vérité. Il paye le prix le plus cher. Il est arrêté, torturé, contraint d’« avouer » sa culpabilité (on l’accuse de trotskysme et d’espionnage), avant d’être fusillé le 2 février 1940. Trois semaines plus tard, son épouse, l’actrice Zinaïda Reich (qui fut la femme de Sergueï Essenine et la mère de leurs deux enfants) est assassinée dans l’appartement familial. On la retrouve frappée de dix-sept coups de couteau et les yeux crevés. Bien d’autres poètes seront arrêtés et disparaîtront dans les camps. Marina Tsvetaieva se pend le 31 août 1941.

Ossip Mandelstam a la chance d’avoir le soutien et l’amitié de  l’une des plus éminentes et brillantes peronnalités de la révolution d’Octobre : Nikolaï Boukharine, appelé « l’enfant chéri du parti » par Lénine, membre du Bureau politique (1919-1929) et du Comité central du Parti bolchevik (1917-1937), chef de l’Internationale communiste (1926-1928), rédacteur en chef de la Pravda (1918-1929) et des Izvestia (1934-1936), auteur enfin de nombreux ouvrages dont L’ABC du communisme (1919), l’Économique de la période de transition (1920), La Théorie du matérialisme historique (1921), etc. « L’enfant chéri du parti » sera arrêté et exécuté sur ordre de Staine le 15 mars 1938, à l’âge de 49 ans. C’est Boukharine qui encourage Mandeslstam à se consacrer davantage à la prose. Il réunit ses souvenirs d’enfance dans Le Bruit du temps (1925) et expose sa poétique dans des essais tels que De la poésie (1928) ou Entretiens sur Dante (1933).

Mandelstam rêve de l’Arménie pendant des années avant de pouvoir enfin s’y rendre, grâce à l’appui de son ami Boukharine, en 1930. Les quelques mois de ce séjour (de mars à octobre) sont pour lui un dernier de sursis, avant les temps terribles, dans son existence de proscrit. Le journal de ce voyage est la dernière œuvre publiée de son vivant : Voyage en Arménie (in revue Zvezda, 1933). Le texte est très mal accueilli : « Une prose de laquais », pour La Pravda. Mandelstam n’a pas évoqué les avancées du socialisme en Arménie, alors que nous sommes à l’époque de la « littérature de mission » en URSS : les poètes et les écrivains sont détachés dans les lieux de l’édification socialiste pour rendre compte des succès. Ce voyage est une bouffée d’oxygène et de découvertes : « J’ai eu la chance d’assister au culte que les nuages rendent à l’Ararat…. Les dents de la vue s’effritent et se brisent, lorsqu’on regarde pour la première fois les églises d’Arménie. »

Mandelstam donne à partager son émerveillement des paysages et des monuments arméniens « avec une rage de grand seigneur. » Il écrit : « Mon petit livre explique que le regard est l’instrument de la pensée, que la lumière est une force et l’ornement une réflexion. Il y est question d’amitié, de science, de passion intellectuelle et non de “choses”. » Dans Contre tout espoir (Mercure de France, 1984), ses mémoires, Nadedja Mandelstam note : « C’était une curiosité vivante à l’égard d’un petit pays, avant-poste du christianisme en Orient, et qui avait résisté pendant des siècles à la poussée de l’islam. À notre époque de crise de la conscience chrétienne, l’Arménie avait peut-être justement attiré Mandelstam par sa stabilité... Le monde historique de Mandelstam se limitait aux peuples qui pratiquaient le christianisme et l’Arménie était pour lui un avant-poste « à la lisière du monde » (« Pendant toute l’aube des jours, tu es restée à la lisière du monde, avalant tes larmes, et tu t’es détournée, honteuse, des villes barbues de l’Orient »). En ces années-là, nous voyions à chaque pas des traces des pogroms des « moussavatistes » (mouvement nationaliste azerbaïdjanais, au pouvoir de 1918 à 1920) et cela accentua le sentiment que nous avions d’être en marge, encerclés par des hommes et des pays étrangers. Et c’est de façon inattendue qu’apparut dans les vers sur l’Arménie le thème de la fin, de la mort, de l’achèvement : « Et l’on te retire le masque posthume. » En partant, Mandelstam fit ses adieux à l’Arménie pour toujours : « Je ne te verrai plus jamais, ciel myope de l’Arménie, et je ne regarderai plus en plissant les yeux la tente du nomade de l’Ararat », mais à Moscou, il ne cessa d’en parler et de rêver d’un nouveau voyage. L’Arménie avait totalement évincé la Crimée, et dans les vers de la période moscovite (1930- 1934), l’attirance pour le Midi se rattachait à l’Arménie… Mandelstam se plaignait d’avoir été « ramené de force » dans la « Moscou bouddhiste » et ne cessait de se souvenir des « cent jours » (en réalité, ils furent presque cent cinquante, mais les cent jours expriment l’effondrement des espérances) passés en Arménie. ».

À son retour d’Arménie, d’où il rapporte un journal et un cycle de 12 poèmes (publiés dans la revue Novy Mir, en 1931), Mandelstam s’installe à Moscou, où il vit de travaux de traductions, au plus sombre des années de la terreur stalinienne : Le temps me coupe comme une pièce de monnaie - Et déjà il me manque une part de moi-même. Il est arrêté le 13 mai 1934 et déporté en Sibérie pour avoir dressé un portrait satirique de Staline : Il a les doigts épais et gras comme des vers – Et des mots d’un quintal précis comme des fers. – Quand sa moustache rit, on dirait des cafards, - Ses grosses bottes sont pareilles à des phares. – Les chefs grouillent autour de lui – la nuque frêle. – Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle. – L’un siffle, un autre miaule, un autre encore geint – Lui seul pointe l’index, lui seul tape du poing. Mandelstam est libéré sous quinze jours, grâce aux interventions de Boukharine et de Pasternak. À la suite d’une tentative de suicide, il est autorisé à demeurer à Voronej où, dans le dénuement le plus complet, il compose ses derniers poèmes entre 1935 et 1937. Il s’agit des fameux Cahiers de Voronej. Conservés par sa femme, ces derniers seront publiés à l’étranger en 1962 : Outre - Volga large d’épaule, Oural au cou sinueux, - Et toi, plaine où je suis, je n’ai pas d’autre lieu. – Eh bien ! Je vous aspire à pleine poitrine, y étant obligé. Dans ces poèmes, Mandelstam se fait le porte-parole de tous les suppliciés : La peste maintenant bat pour moi la mesure.

Coupé du monde, le poète est ébranlé psychologiquement et physiquement. Il souffre de crises d’angoisse et d’hallucinations. Partagé entre l’acceptation sereine du monde et l’angoisse, Mandelstam tente de « s’insérer » dans le monde réel et écrit en vain, une ode à la gloire de Staline (1937). Les Mandelstam survivent désormais grâce aux amis. De santé fragile et incapable d’accomplir un autre travail que le travail littéraire, le poète connaît la misère, la solitude et l’exil, étant sans cesse à la quête d’un logement, d’un contrat ou d’un salaire. La poésie demeure sa seule voie. De retour à Moscou, Mandelstam se croit réhabilité. Il est de nouveau arrêté, le 2 mai 1938, par la police, puis condamné à cinq ans de camp pour « activité contre-révolutionnaire ». Il meurt d’épuisement le 27 décembre 1938, lors de sa déportation à Vladivostok, dans un camp de triage. La poésie de Mandelstam : «  Nous ne saisissons que par la voix - Ce qui nous a laissé là-bas sa griffure, a lutté, - Et nous promenons la mine durcie - À l’endroit que la voix désigne. »

 Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire (en français) : Œuvres complètes, 2 vol. en coffret (Le Bruit du temps/La Dogana, 2018), Arménie, Voyage en Arménie & Poèmes (Éditions La Barque, 2016).

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58